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SÉNÉGAL - La légitime défense : réflexion sur les rigides conditions d’un fait justificatif (1/2)

Afrique - Droits nationaux
20/12/2017
Le droit au bénéfice de la légitime défense est souvent entravé en raison de la complexité et de la sévérité de ses conditions. Ces dernières, en effet, peinent à être observées par l’agent pénal d’une part et à être correctement appréciées par le juge d’autre. Illustration, avec une comparaison du droit positif sénégalais et français (1re partie), par Ndeye Sophie Diagne, docteur en droit, juriste, enseignante-chercheure, Universite Cheikh Anta Diop.
 
1. La répression d’une infraction obéit à un double objectif : d’une part réparer le tort causé à la société en punissant le délinquant auteur du trouble et d’autre part dissuader, notamment, ceux qui seraient tentés d’agir contre les intérêts de cette dernière (la peine, selon un auteur, est un instrument de rétribution et d’intimidation ; Bernardini R., Droit pénal général, Paris Gualino, 2003, p. 62, n° 40). La sanction pénale est donc la réponse adéquate à la commission d’une infraction, sous réserve d’autres types de mesures adaptées à la particularité de la personne du délinquant  (il peut s’agir des mesures de sûretés destinées à la rééducation du délinquant, souvent pour sa dangerosité, ou encore du traitement spécial réservé aux délinquants vulnérables comme par exemple les mineurs) ou à une politique criminelle justifiée par un contexte social, politique voire économique donné (sur l’évolution de la politique criminelle en France, v. Bernardini R., op. cit., p. 73). Il est toutefois des cas où, malgré la commission d’une infraction la sanction ne tombe pas, son auteur bénéficiant d’une irresponsabilité pénale. Le fondement juridique d’une telle irresponsabilité réside dans la loi pénale.
 
2. L’irresponsabilité pénale du délinquant admet une justification d’ordre subjectif ; dans un tel cas on parle de cause de non-imputabilité (les causes de non-imputabilité sont les circonstances subjectives qui excluent la responsabilité pénale de l’individu par la suppression de l’élément moral ; v. article 50 du Code pénal sénégalais et articles 122-1, 122-2 et 122-3 du Code pénal français). Elle reçoit également une justification d’ordre objectif, en l’occurrence le fait justificatif. Le fait justificatif est une circonstance qui fait échapper le délinquant à la culpabilité par la disparition du caractère illégal ou illicite de l’infraction. Il est dit cause d’irresponsabilité objective car agit « in rem », c’est-à-dire sur l’élément légal de l’infraction ; c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le fait justificatif profite à tous les participants à l’infraction, complices et co-auteurs.
 
3. Les faits justificatifs incontestablement admis par le droit sont au nombre de trois, à savoir le commandement de la loi ou de l’autorité légitime, l’état de nécessité et la légitime défense (le consentement de la victime, même s’il revient souvent dans les développements de la doctrine, n’est pas un fait justificatif). Mais de ces faits justificatifs, la légitime défense reste le plus anciennement et universellement admise. En réalité, ses fondements originels sont d’ordre philosophique et religieux (v. Lareau F., Légitime défense et théorie, thèse, Canada, 1992, www.lareu-law.ca).
 
4. La légitime défense autorise la victime d’une agression ou le spectateur d’une agression dirigée contre un tiers à réagir, au lieu de subir, en se défendant ou en défendant autrui dès lors que l’autorité investie de la mission de protection de la société se montre défaillante. La justification juridique de la légitime défense apparait clairement à travers ces propos : « (…) Il serait profondément injuste de ne pas autoriser un individu à se défendre contre une agression, d’une part parce qu’il est naturel qu’une personne puisse réagir face à une menace pour prévenir la survenance d’un dommage (…), d’autre part parce l’agression révèle la carence des pouvoirs publics à protéger les individus » (Renout H., Droit pénal général, Orléans, Paradigme, 2009, p. 234).
 
5. Néanmoins, constituant une exception juridique (Pradel J., Droit pénal général, Paris, Cujas, 2014, 20e éd. p. 323, n° 372), la légitime défense est strictement encadrée, d’où l’érection par les législateurs sénégalais et français de conditions cumulatives nécessaires à son application au bénéfice de l’agent pénal poursuivi. Telles que prévues par les textes, en l’occurrence le Code pénal sénégalais et celui français, les conditions de la légitime défense semblent s’accommoder avec le souci d’équilibrer la responsabilité pénale et le besoin de justifier certaines infractions considérées utiles à la société (Bernardini R., op. cit., p. 533). Cependant, une fois ces conditions éloignées du cadre légal pour leur application par le juge, on se rend compte des difficultés qu’elles soulèvent. D’où l’idée d’une réflexion portée sur la légitime défense : réflexion sur les rigides conditions d’un fait justificatif.
 
6. Afin de mieux jauger ces propos, il serait indiqué de convoquer la législation pénale qui définit la légitime défense et en précise en même temps ses conditions d’application. Aux termes de l’article 316 du Code pénal sénégalais (la loi n° 2016-29 du 08 novembre 2016 modifiant la loi n° 65-60 du 21 juillet 1965 portant Code pénal du Sénégal n’a apporté aucun changement à cette disposition), « Il n'y a ni crime ni délit, lorsque l'homicide, les blessures et les coups étaient commandés par la nécessité actuelle de la légitime défense de soi-même ou d'autrui » (la légitime défense des biens n’est pas prévue par le Code pénal sénégalais; cette disposition est suivie par l’article 317 qui pose les cas de présomption de légitime défense) et de l’article 122-5, alinéa 1, du Code pénal français (ce texte correspond dans l’ancien Code pénal à l’article 318 ; la définition est aujourd’hui plus affinée), « N'est pas pénalement responsable la personne qui, devant une atteinte injustifiée envers elle-même ou autrui, accomplit, dans le même temps, un acte commandé par la nécessité de la légitime défense d'elle-même ou d'autrui, sauf s'il y a disproportion entre les moyens de défense employés et la gravité de l'atteinte.
 
7. La victime d’une agression est justifiée à commettre une infraction afin de se protéger ou de protéger un tiers. Une protection légale permet à la victime d’une agression d’échapper à la loi pénale. À travers la légitime défense, le droit pénal prévoit un droit de police privée (beaucoup d’auteurs distinguent la police privée de la justice privée en ce que la première suppose un acte ponctuel de défense et non un acte permanent supposant la substitution aux autorités publiques). Ce droit est le fruit de l’arbitrage opéré entre deux intérêts antagonistes, en l’occurrence celui de la victime et celui de l’agresseur (Soyer J.-C., Droit pénal et procédure pénale, Paris, LGDJ, 2006, 19e éd., p. 120, n° 247). Toutefois, le fait justificatif de légitime défense montre la face cachée d’une justice qui fonctionne avec beaucoup de problèmes, d’incertitude (Jousse D., Traité de la justice criminelle de France, T. 3, Gallica, p. 508). La raison de tels propos tient à la complexité de la mise en œuvre et de l’appréciation de ses conditions d’application.
 
8. Par conséquent, ces quelques interrogations ne peuvent manquer d’interpeller : le fait justificatif de légitime défense, tel que son régime juridique est élaboré et appliqué répond-il convenablement à sa finalité, en l’occurrence celle de justifier l’auteur d’une infraction nécessaire ? N’y aurait-il pas lieu de s’inquiéter quant à l’efficacité de la légitime défense tant du côté de la victime pour son effet exonératoire que du côté de l’agresseur pour son effet sanctionnateur (la sanction de l’agresseur est double : il sera puni pour l’acte d’agression originel mais aussi il sera puni par le fait que la victime qui s’est défendue contre lui, par une infraction, sera exonérée), la démarche du juge étant souvent décriée ?
 
9. Dans l’absolu, accorder le bénéfice de la légitime défense à tout individu ayant été amené malgré lui à commettre une infraction est tout à fait juste. Cela démontre que le principe de responsabilité pénale qui pèse sur tout délinquant obéit à un souci de répression sensé et réfléchi et non aveugle (Renout H., Droit pénal général, Orléans, Paradigme, 2009, p. 2 et s.). Si à côté de ce principe, l’on prévoit des situations qui, dans des circonstances particulières, font échapper le délinquant à la répression, c’est parce que le droit pénal n’est pas un droit d’automatisme, mais plutôt un droit d’opportunité. Il ne punit que lorsque cela s’avère utile à la société et au délinquant (Renout H., ibid, p. 3). Il est sensible à la situation du délinquant qui ne l’est que par nécessité ou contrainte ; au même moment, il se montre intransigeant avec le délinquant naturellement porté vers la criminalité.
 
10. La légitime défense se situe à la croisée de deux exigences opposées. Le citoyen a l’obligation de respecter les prérogatives dévolues à l’autorité publique à qui il appartient de faire régner l’ordre social par la protection de tous les citoyens. Mais le droit à la vie, droit non seulement naturel (les droits naturels sont ceux qui dérivent de la nature même d’un être), est pleinement consacré par des instruments juridiques à l’instar de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (l’article 3 est ainsi libellé : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne »). L’article 2 de la Convention européenne des droits de l’homme consacre également ce droit à la vie à travers ces termes qui suggèrent à l’individu de recourir, avec mesure, à tous les moyens à sa portée afin de protéger son intégrité ou celle d’un tiers : « La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire (…) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ».
 
11. Toutefois, la légitime défense n’est pas toujours utilisée à bon escient. Beaucoup de cas de légitime défense sont jugés polémiques (Huyette M., L’agressé tue l’agresseur : la question de la légitime défense, Paroles de juges, 24 octobre 2009, www.huyette.net, consulté le 4 novembre 2017). L’attitude de l’agent pénal est mise en cause d’une part, laquelle attitude jure souvent d’avec les exigences posées par la règlementation. L’octroi du bénéfice de la légitime défense ne va pas sans risque d’abus, l’être humain étant par nature dominé par ses émotions portées à des dérapages. Contrairement à son objectif, la légitime défense constitue un danger social entre les mains d’un individu mal intentionné ou en proie à des sentiments incontrôlés. Ce constat est plus conforté lorsque l’on s’intéresse plus particulièrement à la présomption de légitime défense au profit des forces de l’ordre (avant 2016, les policiers ne bénéficiaient pas de protection particulière en cas de légitime défense ; en juin 2016 une loi leur a permis de même qu’aux militaires, de pouvoir faire usage de leur arme, mais en cas d’attaque de masse seulement ; aujourd’hui, en France, la loi n° 2017-258 du 28 février 2017, à travers l’article L. 435-1 du Code de la sécurité intérieure les soumet au même traitement que les gendarmes ; ils peuvent dorénavant faire usage de leur arme à l’instar de ces derniers). Cette situation de privilège est à l’origine de cas d’abus de fonction, de bavures policières, entraînant ainsi une forte opposition (l’annonce de cette mesure a été vigoureusement contestée par certains professionnels comme les magistrats, les avocats etc.).
 
12. D’autre part le ressenti est que le juge peine à trouver la solution adéquate, en phase avec la légalité et la justice. Il est, en effet, tiraillé par l’obligation de sanctionner toute tentative de justice privée et celle de reconnaître aux citoyens le droit de sauvegarder leur intégrité physique, et morale dans une moindre mesure.
 
13. Si dans le contexte français, le nouveau Code pénal à travers sa rédaction met en exergue toutes les conditions de la légitime défense à savoir une agression actuelle et injuste et une défense nécessaire et proportionnée, il n’en demeure pas moins qu’il donne au juge le prétexte d’une intervention très importante, voire excessive (les conditions n’étant ni définies ni expliquées, le juge est par conséquent amené à mettre en œuvre son pouvoir d’interprétation qui peut être la voie ouverte à toutes les dérives).
 
14. Le cadre légal sénégalais donne plus de raisons de s’inquiéter. L’article 316 du Code pénal sénégalais très succinct dans son libellé n’apporte pas toutes les indications utiles quant aux exigences de la légitime défense (ce texte ne fait ressortir ni l’exigence du caractère de l’agression ni celle de proportionnalité de la défense). À cette lacune, vient s’ajouter la rareté de la jurisprudence sénégalaise en la matière ; ce qui ne donne pas le prétexte d’une discussion éclairée sur ses conditions.
 
15. Deux difficultés majeures attirent notre attention. Ces difficultés sont imputables d’une part aux justiciables qui invoquent le bénéfice de la légitime défense et d’autre part au juge qui a en charge l’appréciation de ses conditions. Conscient que ce n’est qu’avec la mise en exergue de ces difficultés qu’il serait possible d’espérer des perfectionnements dans l’appréhension de la légitime défense et de poser les jalons d’une meilleure lisibilité de son régime juridique, il serait indiqué de voir dans un premier temps que l’agent pénal éprouve beaucoup de mal à en respecter les conditions (I) et dans un second temps que ces dernières font l’objet d’une appréciation très libérale par le juge (II).
 
I. Des conditions difficilement observables par l’agent pénal
16. Le fait justificatif de légitime défense conduit à la mise à l’écart de la responsabilité pénale de l’auteur d’un acte répréhensible alors même que ce dernier revêt les caractères d’une infraction. L’infraction est légitimée objectivement (les causes de non-imputabilité quant à elles agissent autrement : elles font disparaitre le rapport intellectuel entre l’infraction et son auteur). Le principe étant la responsabilité pénale de tout agent pénal, il faut pour bénéficier exceptionnellement de cette cause d’irresponsabilité, respecter un certain nombre de conditions établies par la loi. Néanmoins l’examen des conditions posées et leur mise en pratique poussent à constater que leur respect est malaisé. Que ce soit indépendamment de sa volonté (A) ou à dessein, l’agent pénal méconnaît souvent les conditions de la légitime défense (B).
 
A. La violation non intentionnelle des conditions de la légitime défense
17. Le non-respect de l’une seule des conditions de la légitime défense entraine le rejet du fait justificatif. Or, il n’est pas surprenant que placé dans certaines circonstances subjectives (donc propres à l’agent, à son caractère, à ses sentiments personnels. Ainsi, pour les apprécier, il faudrait procéder à la méthode in concreto, celle qui fait état des seules circonstances de la cause) du fait de la soudaineté de l’agression, physique la plupart du temps, l’agent pénal se retrouve privé de toute raison (1). En outre, il peut en arriver à ne plus maîtriser ses faits et gestes, ou à tout le moins les conséquences de ses agissements. Il se retrouve dans la situation qu’il est convenu, à tort ou à raison, d’appeler « l’infraction involontaire » (2).
 
1.En cas de circonstances subjectives particulières à l’agent pénal
18. Dans certaines circonstances subjectives, la victime d’agression peut sans le vouloir et même sans le savoir, transgresser les exigences posées par la légitime défense. Il s’agit de l’hypothèse où l’auteur s’est cru attaqué, autrement dit de l’agression « putative » (ce caractère « se dit de certains actes purement imaginaires qui n’existent que dans la pensée d’une personne » ; telle en est la définition retenue par le langage juridique ; Cornu G., Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 2007, 8e éd., p. 746) et de celle où il se voit imputer un excès de la riposte.
 
19. D’une part, le législateur aussi bien sénégalais que français pose l’exigence d’une agression réelle. Cette condition est établie en fonction de données objectivement constatables par le juge. Les circonstances ayant matériellement accompagné le déroulement de l’action doivent pouvoir démontrer si réellement l’agent pénal a été attaqué par un tiers.
 
20. Poussant l’indulgence plus loin, les juges acceptent de retenir l’agression vraisemblable. Dans ce cas-ci, l’agression n’est pas, comme l’exige la loi, réelle ; toutefois, il y a une apparence d’agression rendue plausible par le comportement équivoque du supposé agresseur et qui a pu objectivement apparaître crédible. D’ailleurs, pour conclure à cette vraisemblance, le juge recherche si, placée dans les mêmes circonstances, une autre personne que l’on appelle communément « l’homme moyen ou ordinaire » (les termes ’’homme diligent’’ ou ’’ le bon père de famille’’ servent également à caractériser cet individu) aurait agi de la même manière que la supposée victime.
 
21. Mais l’agression non prise en compte est celle dite « putative », autrement appelée imaginaire, qui n’a existé que dans l’esprit de l’agent pénal (le juge rejette totalement l’agression imaginaire en décidant qu’ « une simple crainte n’est pas le fait positif qui doit être expressément constaté pour admettre la légitime défense », Cass. crim., 21 déc. 1954, Bull. crim., n° 423). Ce scénario que se construit de toute pièce l’auteur de la défense est inspiré par un sentiment de crainte, tout ce qui n’est par conséquent pas élément objectif mais purement subjectif (il y a agression putative, imaginaire « En l’absence d’agression même vraisemblable, et qui a été déclenchée à partir d’un phénomène exclusivement illusoire, subjectif et personnel au sujet de cette action » (Bernardini R., op. cit., p. 545).
 
22. L’hypothèse d’école est celle de la personne qui riposte contre une autre, pensant que cette dernière allait l’agresser ou était même en train de l’agresser, alors qu’il n’en est absolument rien. Cet état de fait peut trouver son explication dans l’état psychologique particulièrement faible de l’agent pénal, ou alors dans le fait d’une précédente agression ayant engendré psychose et paranoïa chez ce dernier (CA Amiens, 23 févr. 1965, RSC 1965 p. 421, obs. Hugueney L. : une précédente agression a été prise en compte par le juge pour admettre des mesures préventives). Même s’il y a alors méprise de sa part, on ne peut nier qu’il a agi en dehors de toute volonté délibérée de causer du tort à son vis-à-vis.
 
23. D’autre part, la condition de proportionnalité peut être mise en cause. L’agent pénal à qui l’on exige d’être mesuré dans sa réaction est en réalité la victime originelle (il y a deux victimes dans une situation de légitime défense : celle originelle qui finit par devenir l’agent pénal et celle qui au début était l’agresseur et qui a fini par être atteint par l’agent pénal). Il est la personne qui, sans l’avoir voulu ni causé encore moins préparé doit faire face à une attaque inopinée contre sa personne ou celle d’un tiers. Celui qui a été à l’origine de sa propre agression ne peut espérer bénéficier de la légitime défense. Le cas échéant, son agression n’est pas considérée comme injuste (l’agression injuste est celle dépourvue de base juridique ; v. Soyer J.-C., op. cit., p. 121, n° 251). En outre, l’agent pénal ne doit pas s’être préparé à la survenance de l’agression. S’il en était averti, il aurait été indiqué soit qu’il prenne la fuite (v. infra n° 40) soit qu’il fasse appel aux forces de l’ordre. L’agent pénal admis à invoquer la légitime défense est celui pris par surprise, contre toute attente.
 
24. Par ailleurs, la victime d’agression peut être n’importe qui, notamment une femme, un enfant, donc une personne vulnérable physiquement et parfois intellectuellement. Il peut sembler alors exagéré de demander à cette victime d’agression, et de façon générale à toute victime, de prendre le recul nécessaire afin de se protéger à la juste mesure de l’agression qu’elle subit (Reins D., La légitime défense et l’exigence de proportionnalité, www.village-justice.com, consulté le 6 décembre 17). Il est quasi impossible qu’elle prenne le temps de réfléchir à la façon dont elle doit se défendre, d’autant plus qu’une autre exigence pèse sur elle dans le même temps : la simultanéité entre l’attaque et la défense. S’il lui était donné un petit décalage de temps entre l’agression et la riposte, il serait juste d’exiger de l’agent pénal une analyse posée de la situation, sa surprise, son émotion et sa torpeur passées. Mais la légitime défense exclut la réaction après coup ; c’est donc en même temps que l’agression que la victime doit réagir. Sur le moment de l’agression, la proportionnalité ne peut pas être respectée. Elle ne peut l’être que par le pur des hasards.
 
25. Les deux protagonistes se trouvent toujours dans des situations subjectives, personnelles différentes voire inégalitaires. L’agresseur originel ayant préalablement mis en place tout un stratagème afin de porter atteinte aux intérêts de son vis à vis est largement en avance sur ce dernier. Son état psychologique est supérieur à celui de sa victime (il est l’agresseur originel, celui qui s’est préparé à attenter à l’intégrité physique de l’agent pénal). Cette dernière réagit tout naturellement par instinct de survie qui ne laisse aucune place à la réflexion encore moins à la raison. Exiger la condition de proportionnalité à l’encontre de la victime d’agression, revient à faire de la légitime défense un fait justificatif quasi inaccessible (v. Pradel J., Droit pénal général, Paris, Cujas, 2014, 20e éd. p. 321, n° 367) ; d’ailleurs la proportionnalité est la condition qui, selon la doctrine et d’après la jurisprudence, fait le plus souvent défaut. Il est compréhensible que la légitime défense ne soit pas érigée en principe d’autant plus que ses conséquences juridiques à savoir l’irresponsabilité pénale et celle civile (le bénéfice de la légitime défense exclut la condamnation à la réparation civile ; v. Burgelin J.-F., La légitime défense reconnue par le juge pénal ne peut donner lieu, devant la juridiction civile, à une action en dommages-intérêts de la part de celui qui l’a rendue nécessaire, D. 1992, p. 353) sont très importantes. Néanmoins, c’est trop demander que d’exiger d’une victime d’agression qu’elle se comporte en « mathématicien » (afin de mesurer jusqu’à quel degré elle est autorisée à se défendre ; v. Reins D., article précité).
 
26. Sa situation l’oblige, contre sa volonté à riposter avec excès, son unique préoccupation étant de protéger son intégrité physique, les conséquences important peu.
 
Justement, dans le cas de l’infraction dite « involontaire », la non maitrise de ces conséquences est à l’origine de l’attitude querellée.
 
2. En cas d’infraction dite « involontaire »
27. L’infraction est dite involontaire lorsqu’elle a été commise en dehors de toute intention délictueuse (v. article 121-3, alinéa 3, du Code pénal français). Mise en relation avec la question de la légitime défense, l’infraction est dite « involontaire » lorsque l’on estime que la victime d’agression s’est défendue sans le vouloir exprès (il pourrait s’agir donc d’une infraction d’imprudence).  Autrement dit, ce serait par inadvertance que la victime aurait réagi en se défendant contre son agresseur. Considérant qu’une défense légitime à une attaque, dont on est conscient et qu’on veut neutraliser, n’a de sens que lorsque l’agressé est bien conscient de son acte, la jurisprudence et une partie de la doctrine ont conclu que l’infraction involontaire ne pouvait servir de fondement à l’invocation de la légitime défense. Après plusieurs décisions amorçant cette solution mais de façon incidente (de 1875, Cass. crim., 12 nov. 1875, S. 76-1-281, à 1961, Cass. crim., 21 nov. 1961, D. 1962, p. 226, la jurisprudence a eu à retenir cette solution sans pour autant en énoncer expressément le principe), l’arrêt Cousinet est venu la conforter à travers cette formule bien connue et reprise depuis lors : « la légitime défense est inconciliable avec le caractère involontaire de l’infraction » (cass. crim., 16 févr. 1967, Bull. crim., n° 70). S’appuyant sur ce principe, les juges ont systématiquement rejeté la légitime défense à la personne poursuivie qui arguait avoir commis une infraction involontaire mais qui en même temps invoquait le bénéfice de ce fait justificatif.
 
28. Pour notre part, il est clair, comme l’estime une certaine autre doctrine que les termes du débat ont été mal posés ; en effet, cette dernière a eu à recadrer les propos en soutenant que le terme « infraction involontaire » était impropre à caractériser l’acte de défense réalisé par l’agressé. En réalité, cet acte est volontaire selon ces auteurs ; par contre, ce sont les conséquences de cet acte qui peuvent dégénérer et surpasser l’intention de son auteur. En définitive, ce n’est pas l’infraction qui est involontaire mais plutôt ses effets. Ce raisonnement de la doctrine emporte la conviction.
 
29. Toutefois, ces éclaircissements apportés ne permettent pas de régler le problème du côté de la victime ; il peut être permis de penser, en s’appuyant sur la jurisprudence récente (Cass. crim., 21 févr. 1996, Bull. crim. 1996, n° 84, p. 240 ; v. Cass. crim., 17 janv. 2017, n° 15-86.481), que la commission d’une infraction involontaire ne constituera plus un obstacle à l’octroi de la légitime défense. Il ne peut cependant être affirmé que, se fondant sur ces conséquences excessives, le juge ne rejettera pas la légitime défense pour défaut de proportionnalité (un auteur semble pourtant appuyer la solution contraire qui est souhaitable et très attendue ; v. Renout H., op. cit., p.237).
 
30. Face à une attaque, l’agressé peut décider en pleine connaissance de cause de tenir tête en usant de tous les moyens nécessaires à sa protection. En principe, l’auteur de la riposte qui subit en temps réel une attaque doit pouvoir apprécier le geste qu’il faut afin de sauver son intégrité physique ; ce geste-là peut être maîtrisé, mesuré, mais pas son résultat.
 
Ainsi, une femme seule en pleine nuit, poursuivie par un individu est justifiée à invoquer la légitime défense si elle prend courageusement la décision de ramasser une pierre et de la jeter en direction de son agresseur qui s’en sort avec une blessure à la tête. Ce geste ayant permis de neutraliser l’agresseur est sans nul doute un acte de légitime défense. Il est très probable que le juge statue dans ce sens. En revanche, si à la suite de la même réaction de la jeune femme l’agresseur est tué, le projectile ayant touché un organe vital, il est possible que la légitime défense soit rejetée pour défaut de proportionnalité (v. Vitu A., Légitime défense et infraction d’imprudence, obs. sur CA Paris 5 juin 1985, RSC 1987.865).
 
31. Il n’est, par conséquent, pas étonnant qu’il soit malaisé d’établir la condition de proportionnalité au profit de l’agent pénal. Il n’est jamais possible de prévoir à l’avance les éventuelles conséquences d’un acte qu’on aura commis même volontairement. Dans une telle hypothèse, le juge doit méjuger le résultat qui a pu dégénérer et se référer uniquement à l’acte originel de défense, pour apprécier le respect de la proportionnalité. Si cet acte est mesuré selon l’intention de l’agent pénal, la légitime défense doit être accordée.
 
Une petite comparaison nous conforte dans cette position : le droit pénal a prévu une infraction appelée coups et blessures ayant entrainé la mort sauf intention de la donner (v. l’article 294, alinéa 3, du Code pénal sénégalais et l’article 222-7 du Code pénal français). Dans cette infraction, un homme est mort. Néanmoins, l’auteur de la mort n’est pas jugé pour meurtre ; l’intention de tuer est inexistante.
 
32. Il a donné volontairement des coups, mais la mort s’en est suivie involontairement. Pour le réprimer, le juge apprécie les coups qu’il a intentionnellement portés et non la mort qui en a finalement été la conséquence. Pourtant, l’auteur de cette infraction se trouve dans une situation similaire à celle de l’auteur d’une défense dite disproportionnée alors que seules les conséquences, naturellement imprévisibles, ont été démesurées.
 
33. Dans les deux cas, la commission d’actes est voulue ; à partir de ces derniers, il en est résulté des suites qui ont conduit à un résultat non envisagé, encore moins prémédité. Au vu de l’admission de l’infraction de coups et blessures ayant entrainé la mort sans intention de la donner l’appréciation de la proportionnalité, en cas de légitime défense, lorsque la riposte a dégénéré, devrait être plus indulgente. Telle n’est pas la posture du juge. L’exigence de proportionnalité de la défense, pour ne pas dire impossible, reste alors très difficile à satisfaire par l’agent pénal.
 
34. À côté du cas où la victime d’agression agit involontairement, la violation délibérée des conditions de la légitime défense est très fréquente
 
B. La violation délibérée des conditions de la légitime défense
35. La commission d’une infraction doit être nécessaire afin de légitimer la défense de soi ou d’autrui. On estime, pour justifier l’infraction, que l’inaction serait plus porteuse de troubles que l’infraction perpétrée (il en est ainsi si par exemple lorsque l’agent pénal tue le terroriste qui tentait de faire exploser un lieu public). Toutefois, il n’est pas exclu qu’en dehors de toute nécessité de se défendre, l’agent pénal se retranche derrière le fait justificatif de légitime défense afin de régler des comptes. On lui impute, à cet effet, la manipulation de la condition relative à l’opportunité en faisant de la légitime défense soit une arme de prévention (1) soit une arme de vengeance (2).
 
1. Le recours à la légitime défense comme arme préventive
36. Dans l’agression « putative » précédemment dénoncée, il y a bien une réaction prématurée avant même toute agression envisageable. Les raisons ont été exposées. L’agent pénal est guidé par un ensemble de circonstances subjectives qui annihilent sa volonté.
 
Parfois, c’est à dessein qu’il entreprend de riposter alors même qu’il sait bien l’agression non encore réalisée ni même projetée.
 
37. Le moment de la défense face à une agression doit être opportun. La légitime défense suppose une réaction spontanée à une agression qui tombe par surprise, que l’on n’a pas pu prévoir. C’est pourquoi la concomitance entre le temps de l’attaque et celui de la riposte est une condition incontournable. La personne qui, n’étant pas encore exposée, est consciente toutefois d’une agression qui se prépare à son encontre doit aviser les forces de l’ordre (la répression de la tentative d’infraction ou de l’infraction de menaces de mort peuvent rendre efficaces cette mesure de prévention). Elle ne sera pas excusée si, au lieu de dénoncer cet acte, elle décide de préparer par avance sa défense.
 
38. L’institution d’une force de l’ordre serait inutile si chaque citoyen se voyait reconnaître le droit d’organiser comme il l’entend sa protection contre d’éventuelles agressions. Mais encore, cette possibilité serait source d’anarchie dès lors qu’il serait difficile d’en contrôler les modalités, une fois le principe de la défense préventive admis.
 
39. La légitime défense préventive n’est admise que pour les attaques contre les biens (l’alinéa 2 de l’article 122-5 du Code pénal français est ainsi libellé : « N'est pas pénalement responsable la personne qui, pour interrompre l'exécution d'un crime ou d'un délit contre un bien, accomplit un acte de défense, autre qu'un homicide volontaire, lorsque cet acte est strictement nécessaire au but poursuivi dès lors que les moyens employés sont proportionnés à la gravité de l'infraction » ; néanmoins, la jurisprudence a admis la défense préventive des biens en acceptant la défense par engins explosifs ; v. affaire Lionel Legras, Cour d’assises de l’Aube, 20 nov. 1982). Ce qui rend d’ailleurs possible cette règle est la condition supplémentaire qui y est assortie à savoir l’obligation de porter à la connaissance du public le moyen de prévention utilisé (la légitime défense des biens est soumise aux conditions de celle des personnes, notamment une crainte justifiée, une nécessité et une proportionnalité de la défense ; v. Pradel J., La défense automatique des biens, Mélanges Bouzat P., 1980, p. 217 et s.). Cette publicité n’étant pas concevable lorsqu’il s’agit d’une agression physique, la légitime défense préventive est dès lors exclue. Celui qui prétend se défendre contre une agression non actuelle finit par se retrouver dans la posture de l’agresseur.
 
40. Le droit de faire face dans le cadre légal de la légitime défense est tellement strictement entendu que la question relative à l’obligation de fuir ou non a été agitée. Les contours de la question sont ainsi posés : peut-on utilement invoquer le bénéfice de la légitime défense sous le couvert d’une riposte nécessaire alors que l’on avait la possibilité de fuir le danger ? Contrairement à une jurisprudence (Cass. crim., 11 juin 1991, inédit : « (...) dès lors que celui-ci pouvait choisir de fuir…il s’était trouvé hors de danger dès le premier coup porté »), la doctrine semble pencher du côté de la décision de faire face à l’agression, la fuite étant considérée comme « honteuse » (il n’y a pour eux aucune obligation légale de fuite ; v. Garçon E., Code pénal annoté, art. 328, n° 26 : « Le droit n’est pas tenu de céder devant l’injustice, et la fuite, souvent honteuse, ne peut être une obligation légale »). Quelle que soit cependant la solution qui agrée plus amplement, l’essentiel est que le débat posé laisse entrevoir le caractère nécessaire de la défense.
 
41. Cette nécessité s’accommode très mal d’un acte préventif de défense. Pourtant, la tentation est grande pour un individu d’échafauder un plan afin de neutraliser des agresseurs futurs voire éventuels, et d’invoquer par la suite la légitime défense dans le but de justifier sa forfaiture. Deux appréciations opposées sont suscitées par une telle situation. D’une part, l’on peut soutenir que le temps de préparation d’une défense à une agression non encore perpétrée, montre l’absence d’état de surprise. Il indique par ailleurs que le futur agressé avait le choix d’agir autrement, notamment procéder à une alerte. Or, dans la légitime défense, l’agent pénal ne doit avoir d’autre choix que de riposter (les articles 316 et 122-5 exigent explicitement la « nécessité » de l’acte de défense). S’il avait d’autres moyens de se protéger, la légitime défense ne serait pas admise. La défense doit être nécessaire en plus d’être proportionnée.
 
42. D’autre part toutefois, avec le recul, on peut comprendre mais sans légitimer ni justifier l’attitude d’un individu qui organise sa défense en présage à une agression future. L’existence d’une précédente agression restée impunie peut expliquer la naissance de tels sentiments chez la victime d’agression.
 
43. Néanmoins, on note une certaine rigueur des juges lorsqu’il est établi que l’agent pénal a préparé sa riposte alors qu’il avait la possibilité de solliciter le concours de l’autorité publique. Ces deux décisions rendues en première instance par la Cour d’assises d’Albi en 2015 et en appel par la cour d’Appel de Haute Garonne en 2016 (condamné à 7 ans de prison en première instance, sa peine a été alourdie à 10 ans d’emprisonnement) dans l’affaire du buraliste du Tarn confortent cette fermeté. Les deux juridictions du fond ont rejeté la légitime défense qu’invoquait l’agent pénal dont l’acte avait été jugé disproportionné mais également minutieusement préparé; en effet quatre jours avant l’agression, le buraliste avait constaté que les barreaux de l’une de ses fenêtres avaient été sciés. Il avait alors monté un piège et attendu ses agresseurs au rez-de-chaussée alors qu’il logeait habituellement au premier étage. La préméditation de sa réaction n’avait pas joué en sa faveur car incompatible avec la légitime défense (l’avocat général, estimant que le buraliste avait ourdi son plan, s’était opposé à la légitime défense : « on ne peut pas évoquer la légitime défense préventive », source : www.lefigaro.fr, consulté le 30/11/17).
 
44. D’ailleurs, en cela, la légitime défense diffère de l’état de nécessité. Egalement un fait justificatif à l’origine jurisprudentiel par la suite consacré par le législateur français (en droit pénal sénégalais, l’état de nécessité n’est pas expressément prévu par le code pénal comme un fait justificatif ; néanmoins, il existe des dispositions particulières à certaines infractions qui peuvent laisser penser que l’état de nécessité n’est pas totalement ignoré par le législateur sénégalais ; l’article 12 alinéa 2 du Code des contraventions excuse l’auteur d’une contravention nécessaire commise contre un animal domestique ou apprivoisé. A partir de ce texte, une interprétation extensive pourrait bien être faite en faveur de l’état de nécessité, permettant ainsi au juge de le retenir comme fait justificatif) l’état de nécessité conduit à excuser l’auteur d’une infraction nécessaire. Aux termes de l’article 122-7 du Code pénal français, « n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Il ressort de cette définition l’idée de prévention ; les termes employés à savoir « menace », « sauvegarde » suggèrent que l’intervention de l’agent pénal se situe en amont de tout danger. Ce dernier dispose d’un temps de réflexion, aussi court soit-il, afin d’apprécier s’il doit commettre l’acte puni par la loi ou laisser se produire le danger qui le menace ou menace un tiers. S’il décide de commettre l’infraction, c’est dans le but de prévenir la survenance du mal (une mère indigente vole du pain pour éviter que ses enfants ne meurent de faim : CA Amiens, 22 avril 1898, Dame M ; Celui qui percute une voiture, blessant le conducteur et sa passagère pour éviter d’écraser son épouse commet un délit nécessaire : Cass. crim., 28 juin 1958, Lesage, D. 1958, p. 693). Cette idée de prévention est inconcevable dans la légitime défense, les deux termes de la situation en l’occurrence l’agression et la défense n’admettant aucun décalage de temps dans leur survenance.
 
45. Autant que la réaction prématurée, celle après coup est également hors du champ légal de l’admissible.
 
2. Le recours à la légitime défense comme arme de vengeance
46. Un individu offensé, tant qu’il en a la possibilité, cherche par instinct à se venger ; la nature humaine est ainsi faite. L’injustice subie et qui reste impunie, pousse l’agent pénal à chercher à laver l’affront dont il est victime. Toutefois, la légitime défense n’autorise pas un pouvoir de justice privée, la victime n’étant habilitée à se substituer ni aux forces aux l’ordre encore moins aux autorités judiciaires. Un sentiment de vengeance mal contrôlé, quelle que puisse être la gravité de l’offense subie, ne doit pas être excusé au détriment de la justice.
 
47. L’on constate avec regret que, se retranchant derrière la légitime défense, l’agent pénal procède parfois à une vendetta, un règlement de compte contre son agresseur (c’est ce qu’ont conclu les juges du tribunal correctionnel de Dakar en leur audience du 16 février 2017 dans l’affaire dite « De la mairie de Mermoz-Sacré Cœur ». À la suite d’une attaque par des nervis au siège de leur mairie, l’un des prévenus avait ouvert le feu sur eux alors qu’ils rebroussaient chemin. L’un des assaillants avait trouvé la mort ; l’un des avocats de ce prévenu avait invoqué, subsidiairement, la légitime défense). Soit la défense n’est pas nécessaire car l’agression n’est plus actuelle ; par actualité de l’agression, il faut comprendre une agression qui est en train d’être commise. Il est unanimement admis que n’est pas actuelle, l’agression future. Ne remplit également pas cette condition l’agression qui est déjà terminée, la victime ayant déjà été atteinte. La riposte à une telle agression n’est assurément pas nécessaire. Or, le risque est grand que l’agressé, hors de danger suite à une agression, entende en découdre avec son antagonisme en ripostant bien après que le danger soit déjà écarté (v. Cass. crim., 9 déc. 1992, Dr. pén. 1993, n° 104, note Véron ; pour la Cour, « la réaction de H qui avait la faculté d’alerter les services de police ne peut être considérée comme immédiate, juste et adaptée à la situation »). Toutefois, estimant que même si cette attitude de la victime d’agression n’est pas excusable, elle peut à tout le moins être compréhensible, la théorie de la légitime défense « différée » a été agitée. Plus précisément ce précepte a été proposé à propos d’une affaire très sensible où les sentiments émotionnels ont failli être mêlés, à tort ou à raison, au débat juridique.
 
48. Bien évidemment, cette théorie doctrinale est loin de recevoir l’onction du juge; il l’a d’ailleurs fait fermement savoir à l’occasion de cette affaire dite « Jacqueline Sauvage » (il est important de préciser que, condamnée doublement par les juges du fond, l’accusée a finalement bénéficié d’une grâce présidentielle le 28 décembre 2016). Loin d’être un cas isolé, cette affaire s’inscrit dans le sillage de bien d’autres similaires dans lesquelles l’agent pénal réclame le bénéfice de la légitime défense alors qu’il avait répondu à une agression déjà perpétrée. Dans l’affaire du bijoutier de Nice (mis en examen pour homicide volontaire, il est en attente de son jugement courant 2017), également, l’agressé avait tiré au dos de l’un de ses cambrioleurs alors que ce dernier prenait la fuite à bord de son scooter.
 
49. Dans ces deux cas, l’agression n’est pas actuelle, elle est terminée. Lorsqu’elle intervient, la réaction très tardive n’est que l’expression d’un sentiment de vengeance découlant de la colère, de la révolte, suite à l’agression. Cependant le droit de la légitime défense ne cautionne pas de tels actes. La légitime défense ne va pas sans une situation d’extrême nécessité : l’individu agressé doit craindre pour sa vie ou celle d’un tiers.
Le décalage de temps entre l’agression et la défense montre que la réaction est planifiée, préméditée. La légitime défense n’est pas prévue pour ces situations. Elle a par conséquent été refusée à la dame Sauvage qui après avoir été battue par son mari était allée chercher une arme et avait tiré au dos de ce dernier (la Dame a été condamnée à 10 ans d’emprisonnement par la cour d’appel de Blois le 3 décembre 2015 qui bien qu’ayant rejeté la préméditation, n’a pas retenu la légitime défense).
 
50. Il est vrai que les termes « réaction » ou encore « riposte » supposent qu’il y ait eu en amont un élément déclencheur. La victime a été provoquée par une situation antérieure. Seulement, cette antériorité n’est pas prise en compte par la légitime défense ; elle exige une concomitance. Néanmoins, le droit n’ignore pas totalement la situation de ces « victimes provoquées ». S’il ne va pas jusqu’à leur accorder une irresponsabilité totale, il leur permet au moins d’invoquer le bénéfice de l’excuse de provocation (Code pénal sénégalais, art. 51 ; le nouveau Code français a supprimé l’excuse légale de provocation anciennement prévu par l’article 321). L’excuse de provocation appropriée à la situation des victimes d’agression ayant riposté alors que le danger était écarté, leur permet de bénéficier d’atténuations de peine dans la plupart des cas.
 
51. La victime d’agression peut vouloir chercher à corriger son adversaire non pas en réagissant tardivement à l’attaque mais, même étant dans le temps de l’agression, en réagissant délibérément avec excès. Dans cette hypothèse c’est la condition de la proportionnalité qui est volontairement violée. L’agent pénal agit excessivement en toute connaissance de cause de l’inadaptation de sa riposte face à l’attaque subie. La victime opère ainsi lorsque révoltée et remontée contre l’agresseur, elle cherche plus à le corriger qu’à le neutraliser. La victime qui va au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour stopper ou appréhender son agresseur, n’est plus dans une situation de légitime défense. En rejetant dans une telle hypothèse le bénéfice de la légitime défense pour défaut de proportionnalité, le juge fait la part entre le droit légitime de se défendre et l’abus dans le droit de se défendre (la théorie de l’abus de droit (elle résulte de l’arrêt Clément-Bayard, Cass. ch. req. 3 août 1915, n° 00-02.378) permet de sanctionner l’usage d’un droit contrairement à sa finalité).
 
52. Justement, ce juge dont il est question est celui qui scelle le sort de l’agent, de façon presque absolue, en raison des pouvoirs dont il dispose dans l’appréciation de la légitime défense.
Source : Actualités du droit